Au fond je n'étais pas fais pour voguer en mer. Je l'ai compris assez vite. A peine je m'étais éloigné du port. Ce matin, je regarde par la fenêtre le paysage un peu brut, comme un cauchemar architectural. La neige avec fondu, aussi brusquement qu'elle était revenu. Il y a quelques semaines la température a vraiment beaucoup baissé par ici et il fallait des bottes pour marcher, plusieurs centimètres de neige recouvraient les trottoirs et les pelouses qui séparent les barres d'immeubles entre elles. Et puis la pluie a tout effacé. Je bois mon café devant la fenêtre, essayant de revenir sur ses derniers mois, j'ai l'impression qu'une vie a passé depuis que le fantôme m'a quittée, et puis encore une autre depuis que j'ai quitté le port. Mes vies sont des certitudes d'un éternel déséquilibre. Je ne sais plus qui je suis, et chaque fois je recommence, j'efface les traces de craie sur le tableau noir et j'écris une nouvelle journée. Je suis parti depuis 6 mois et je sais bien aujourd'hui que je ne reverrais jamais le port, je crois savoir aussi que je ne reverrais jamais le fantôme mais cette idée ne parvient pas encore a franchir les barrières de mon cerveau. Il y a une douane sentimentale, un refus absolu de m'y résoudre, et je sais bien qu'un jour il faudra accepter cette idée. Ou pas. Hier, une femme m'a fait un signe de loin comme pour me dire bonjour, et les gens avec lesquels je marchais dans la rue m'ont demandé qui était-ce, surpris que je commence quelqu'un par ici ? Je n'ai jamais vu cette femme je leur ai répondu, elle m'a prit pour quelqu'un d'autre, ce qui a bien fait rire les deux jeunes filles avec lesquelles je me dirigeais vers la salle de sport, je me suis senti blasé de cette situation qui m'est toujours arrivé, et qui je crois m'arrivera partout ou je vais, on me prend pour quelqu'un d'autre. Et alors que je torturais mon corps sous l’œil sévère d'un des professeurs du lieu, alors qu'au loin la musique pénible du cours de je ne sais quel danse des jeunes filles résonnaient dans la salle de sueur et de défis, j'ai compris que c'était aussi ma force d'être un autre. Ça créerait toujours cette solitude mais ça me permettrait de n'être jamais seul, je me suis dis tout en me dirigeant vers l'appareil qui fait très très mal aux jambes. Je sais désormais que ma vie sera un astérisque, la vision tronquée d'une vie qui ne sera pas. Quitter le port m'a sauvé la vie, enfin on dit sauver la vie parce qu'on sait bien que ça n'existe pas et qu'on ne fait que reculer l'échéance, mais je ne pouvais plus rester ainsi sur mon bateau, attendant ce qui ne serait plus, espérant ce qui ne sera plus jamais. J'ai vite posé pied a terre, et je suis descendu sur un nouveau port ou j'ai décidé de me terminer a l'alcool. Je suis resté des jours et des jours, attendant que mon cœur s'arrête liquidant tout les verres et toutes les bouteilles. Ce temps me parait brumeux, il n'y avait plus rien, plus de jours, plus de nuit, plus de formes humaines, il n'y avait que des verres et des bouteilles. C'est tout ce dont je me souviens. J'ai fini a l'hôpital, c'était pas si mal au fond, sinon j'aurai sans doute fini en prison, car je n'avais plus d'argent, je vivais a crédit, toutes mes économies se sont envolés au fur et a mesure que je buvais, que je payais des verres, dans ce port là, personne ne me connaissait, tout le monde s'en foutait que je dépense mon fric sans compter. Les mois sont passés depuis, une jeune femme s'est occupée de moi, sans que je le mérite, un peu gênée par sa jeunesse et son amour pour moi, ne sachant trop comment gérer l'amour d'une femme qui pourrait être ma fille. Je n'ai pas oublié le fantôme, je pense a elle chaque jour, je lui ai envoyé quelques messages maladroits comme des bouteilles a la mer, l'idiot que je suis a pensé qu'en la faisant souffrir, je pourrais la retrouver. De toutes façon j'ai toujours été a la ramasse, ça ne changera pas avec l'âge, bien au contraire. Il a fallu me résoudre a vendre le bateau, pour éponger mes dettes et puis au fond je n'étais pas fait pour naviguer et ce bateau c'était le fantôme et moi, ce n'était pas moi toute seul. Me voila donc revenu a terre, je suis partout et nulle part, tant que j'ai un peu d'argent j'en profite même si je sais que ça ne pourra pas durer éternellement mais ce n'est pas très grave. Je suis vivant, encore, un peu. Ici au bout du monde, alors que le jour ne va pas vraiment se lever, il tombe encore quelques flocons de neige comme si l'hiver ne voulait pas encore tout a fait lâcher l'affaire. Je ne suis ni heureux, ni triste, ni calme, ni énervé, je ne suis ni serein, ni fébrile. J'ai décidé de ne plus boire, ou plutôt mon corps a décidé pour moi, les médecins ne m'ont pas trop laissé le choix, m'expliquant que la prochaine cuite pourrait être définitive. Je ne sais pas si c'est vrai mais mon corps lui m'a clairement indiqué qu'il n'en pouvait plus, je suis maintenant entré dans l'ère de ceux qui commence a s'endormir le soir en se demandant si vraiment ils se réveilleront. J'ai échoué ici parmi les miens, la vie est difficile, pas d'argent, le froid, l'ennui, l'alcool, les hommes ne vivent pas très vieux. Je me rends compte a quel point la vie des humains est difficile. Je ne sais pas encore si je mourrais ici mais maintenant je suis prêt. Mes journées sont rythmés par la salle de sport ou j'essaie de redonner a mon corps tout ce qu'il n'a pas eu pendant de longues années, j'erre beaucoup dans la neige et le froid, ne redoutant pas que l'hiver ne finisse jamais comme beaucoup des gens d'ici. J'apprends un peu la langue et les coutumes. Si je pense au fantôme, je ne pense plus a la vie d'avant, je sais bien qu'elle n'a plus lieu d'être, en attendant j'essaie de ne pas abîmer les souvenirs que j'ai d'avant, j'ai voulu boire et encore boire pour les oublier mais ce n'est pas possible, c'est comme vouloir atrophier son cerveau ou effacer ce qui n'est pas effaçable, alors en attendant je vais parfois visiter mes souvenirs, je m'en nourris, je pleure un peu. Je vais visiter le cimetière de ce que fut ma vie d'avant même si je sais bien qu'elle n'existe plus. J'ai fini de boire mon café et on dirait que la neige a cessé. Mais je commence a bien comprendre le bout du monde pour savoir que le ciel ne se lèvera pas aujourd'hui. Ce n'est pas grave. Ce sera peut-être pour demain. Et si ce n'est pas pour demain et bien j'attendrais. Le jour d'après.